Sunday, September 13, 2009

Chez le coiffeur


Parmi les tâches qui incombaient au grand frère que j’étais, le passage chez le coiffeur était l’une des plus pénibles à assumer. Notre coiffeur – il s’appelait Joseph – était un homme maigre, visiblement malade, nerveux, volubile et perpétuellement en mouvement. Son salon était situé à Chênée, rue de la Station, à proximité du viaduc qu’emprunte la ligne de la Vesdre, et de l’ancienne gare qui fut le point de départ de la plupart des voyages que nous fîmes en train. Ce jour-là était maussade et triste comme seule peut l’être une journée d’hiver, nuageuse et venteuse. On sentait la neige prête à tomber. Notre sœur ayant définitivement abandonné l’école de la rue des Grands-Prés, je n’avais la responsabilité que de mon seul petit frère, ce qui simplifiait grandement mon rôle d’aîné.

Dès la fin de la classe, nous traversons la rue des Grands-Prés. Il faut ensuite marcher jusqu’à la rue de la Station, tourner à droite, passer sous le viaduc, regarder au passage les vitrines fascinantes de la droguerie Dessales et du boulanger qui la jouxtait (sans un regard pour l’étalage de la verdurière), passer sous le viaduc où nos voix résonnent comme dans une grande cave, dépasser la quincaillerie Gillon, où la vieille maman, courbée en deux, pèse des clous dans une antique balance de Roberval, jeter un dernier regard au marchand de cannes à pêche et, enfin, entrer dans le salon de coiffure.





On passait, d’un seul coup, de la fraîcheur de la rue à une atmosphère surchauffée, enfumée et bruyante. Des hommes de tous styles parlaient fort, fumaient, s’interpellaient et riaient lourdement d’histoires auxquelles nous ne comprenions rien. Le grand animateur de ce débat permanent était Joseph qui s’arrangeait pour que les conversations ne meurent jamais. Il ressemblait à un caméléon : son œil droit ne quittait pas la chevelure qu’il taillait, peignait et frictionnait tandis que son œil gauche surveillait le rond des futures victimes qu’il allait tondre tout à l’heure. Les glaces biseautées dans lesquelles les clients surveillaient l’évolution du travail de l’artiste étaient complètement couvertes d’inscriptions manuscrites faites à l’aide d’une craie blanche et grasse. Il s’agissait d’offres de vente, ou d’échange, que je lisais avidement de la première à la dernière ligne. On y proposait de tout : des chaussures d’hommes, un poêle à pétrole, des cannes à pêche, une commode, un jeu de fers à repasser. Bref tout ce qui pouvait rapporter quelque argent en ces temps de guerre était proposé à un éventuel acheteur ayant encore des sous à dépenser. En réalité, je ne pouvais pas encore comprendre que les miroirs de tous les coiffeurs étaient les ancêtres de ces hebdomadaires remplis de petites annonces qui encombrent chaque semaine nos boîtes aux lettres.


Notre arrivée au sein de cette assemblée était toujours prétexte à des salutations goguenardes qui mettaient ma timidité maladive à très rude épreuve : il fallait donc me résigner. Heureusement, après quelques minutes, les conversations reprenaient leur cours et il nous était alors loisible de tout écouter, de tout regarder… ce dont nous ne nous privions pas.
Mon frère n’avait pas son pareil pour prendre un air angélique en ouvrant tout grands des yeux superbes qui lui conféraient une douceur presque surnaturelle.



Le passage chez le coiffeur était une démarche qui, pratiquement chaque fois, comportait une phase d’humiliation. En effet, nous étions toujours contraints de devoir laisser passer avant nous un ou, le plus souvent, deux hommes qui prétextaient du peu de temps dont ils disposaient et qui abusaient de leur statut d’adultes égoïstes pour tromper deux enfants. Comme Joseph n’aurait pour rien au monde manqué une affaire, nous étions donc sacrifiés et nous n’osions pas émettre la moindre protestation.

Enfin, mon tour arrivait et j’étais invité à prendre place sur le tabouret rond que le coiffeur plaçait sur le fauteuil afin de ne pas se fatiguer les reins en travaillant plié en deux. Nous étions coiffés à la Capoul et il était particulièrement important que nous ne bougions pas pendant que l’artiste traçait, à l’aide de ses ciseaux, une ligne horizontale au niveau du front.

En réalité, même lorsque nous étions parfaitement calmes, Joseph se croyait obligé de nous reprendre à l’ordre, tel un photographe qui exige l’immobilité totale sous peine du gâchis le plus extraordinaire.

Après moi, mon frère était soulevé de terre, placé sur le piédestal et entouré de la cape de toile qui n’empêchait jamais les petits cheveux de s’insinuer entre le cou et le col de la chemise. Soudain, les conversations s’arrêtent et quelqu’un demande à la cantonade : - Nom di Dju ! Enn’a onk qu’a pèté chal !

Nom de Dieu, quelqu’un a pété ici Certains se mettent aussitôt à renifler bruyamment, sans la moindre gêne, le postérieur de leur voisin. Chacun accuse chacun. Joseph tente de diriger cette curieuse enquête car, en effet, on sent quelque chose de bizarre. Soudain, quelqu’un émet une autre idée qui est aussitôt formulée, elle aussi, en wallon car c’est la langue qui traduit ces choses-là avec le plus de truculence : - Enn’a onk qu’a sûr roté d’vins on stron d’tchin !

Quelqu’un a sûrement marché dans une crotte de chien ! Chacun tente de se disculper en montrant ses semelles mais pas la moindre trace d’étron canin. Je crois comprendre le drame qui est en train de se jouer, là tout en haut, sous la cape. Le visage de mon frère est toujours aussi angélique et respire l’innocence la plus séraphique. Mais j’en suis sûr : son sphincter n’a pas résisté à cette trop longue attente et je redoute la fin de la séance.

Quelques coups de brosse dans la nuque et d’un geste théâtral Joseph déballe son jeune client. Les horions fusent : - C’èst lu ! C’èst l’gamin qu’a tchî è s’pantalon !

C’est lui ! C’est le gamin qui a fait dans sa culotte ! Rouge d’une confusion extrême, je paie sans trop savoir combien et m’empresse de sortir avec mon petit frère qui ne se plaint de rien. Le seul indice, hormis l’odeur, est sa démarche de marin : les jambes écartées. Dehors il fait presque noir et quelques flocons commencent à tomber.

J’imagine mal de remonter tout le thier des Critchions avec mon petit frère dans cet état et c’est sans hésiter que je dirige nos pas vers le boulevard de l’Ourthe où habite notre grand-mère maternelle, la vieille Julie, qui loue un « quartier » au premier étage du N° 57, la maison de l’architecte Herben.

Elle nous accueille comme seule une grand-mère peut accueillir ses deux petits-enfants en détresse. En un tournemain, elle a déshabillé mon petit frère et a placé ses vêtements souillés dans un seau qu’elle remplit d’eau froide puis elle se met à chauffer un peu d’eau dans un bassin en zinc en vue de laver son filleul qui se laisse faire avec une confiance totale et un sourire à désarmer le personnage le plus sordide.

Cette toilette à peine expédiée, la brave aïeule nous restaure d’une tartine de sirop sur laquelle – ô délice – elle étend de la maquée fraîche. Cette préparation, qui est encore servie de nos jours au restaurant de l’abbaye de Valdieu, s’appelle stron d’poye (caca de poule). On ne pouvait évidemment trouver mieux ce soir-là !

Pendant le repas des deux frères, elle s’active et les petits vêtements sont bientôt propres mais mouillés. Elle les tord et en fait un paquet que nous reprendrons tout à l’heure, au moment de partir. Heureusement, la couturière attitrée de la famille possède toujours l’un ou l’autre vêtement qui lui a été confié pour réparation ou ajustement de la taille et elle trouve de quoi rhabiller le héros de la soirée. Réchauffés et l’estomac lesté de stron d’poye, nous repartons à l’assaut du thier des Critchions. Il fait nuit et les exigences de la guerre ont instauré les occultations. En d’autres termes, il n’y a plus d’éclairage public : seules la lune et les étoiles illuminent faiblement la mince couche de neige qui est tombée entre-temps.

Lorsque nous arrivons enfin à la maison, nous frappons à la porte de la cave - au niveau du jardin de derrière - où nous vivons depuis que les robots menacent la région. Notre mère ouvre et, instantanément, nous assaille de « où étiez-vous ? », « savez-vous l’heure qu’il est ? », « nous allions aller à la police », bref, le concert d’accueil classique des enfants que l’on croyait perdus à jamais et que l’on se promettait de serrer sur son cœur si on avait le bonheur de les retrouver. Ceci est évidemment l’approche théorique du problème. Notre père qui est en tenue de conducteur de trolleybus s’apprête à prendre son service nocturne. Son inquiétude se transforme instantanément en une rage impuissante et il ne peut s’empêcher, de l’autre bout de la cave-cuisine, de me lancer son képi à la tête. Le couvre-chef tournoie durant toute sa trajectoire et la visière vient percuter une de mes incisives de lait qui ne demandait qu’à tomber… ce qu’elle fait.

Ce résultat, non voulu, met fin au stress de nos parents. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’observer, ce stress se transforme rapidement en une colère aux termes de laquelle les chérubins, que l’on avait cru perdus à tout jamais et dont on se promettait de les aimer encore plus fort, risquaient d’être mis en pièces ! Je pus donc enfin raconter, dans tous leurs détails, les péripéties de cette aventure qui ne pourrait sans doute plus être vécue aujourd’hui.

O tempora, o mores…
Jean Clair D’Harcour Embourg, le 2 août 1999

Epilogue J’appris plus tard que Joseph souffrait d’horribles ulcères à l’estomac. Le spécialiste qu’il consultait lui ayant recommandé d’absorber de grandes quantités de miel (un quart de kilo en une fois), c’est notre père, apiculteur durant ses loisirs, qui lui fournissait le précieux remède qu’il conditionnait dans des pots de 250 g tout spécialement achetés pour Joseph. Il mourut d’un cancer de l’estomac.