Sunday, June 14, 2009

Le robot

L’hiver 1944-45 fut particulièrement froid. La neige, tombée en abondance, avait fait sortir les traîneaux des caves. Ils n’étaient pas beaux à voir : empoussiérés de sciure ou de charbon, leurs patins complètement rouillés, ils constituaient pratiquement le seul équipement de sport de neige des enfants de condition modeste de notre époque. Point de skis alpins, ni de skis de fond, seuls les petits traîneaux faits de quelques planches assemblées par un père ou par un grand-père bricoleur et quelques rares luges Donnay constituaient le parc des engins de glisse de la bande d’enfants et d’adolescents qui vivaient alors leur quatrième année de guerre.


Le thier des Critchions était la piste de vitesse par excellence. On la descendait, soit seul, soit en formant des trains de traîneaux qui atteignaient, au bas des 600 mètres de pente, une vitesse vertigineuse et qui nous faisait aller jusqu’au carrefour de la rue des Grand-Prés.


La rareté du trafic automobile permettait alors ce qui serait considéré, aujourd’hui, comme une vraie folie. Rares étaient les filles qui participaient à ces activités que nous poursuivions, le soir venu, en utilisant des lampes torches conférant un côté tout à fait surréaliste aux convois qui plongeaient vers Chênée.


Mais, pour dangereuse qu’elle était (c’était l’avis de nos mères, pas le nôtre) la descente du thier devint vite monotone. Aucun savoir-faire n’était requis et les traîneaux, une fois lancés, semblaient guidés par des rails invisibles. Seul, un petit freinage de temps en temps, à l’aide des talons, permettait de garder la maîtrise de l’engin.


Un autre circuit fut donc recherché par les plus grands, dont les frères André et Georges Thonnart. Il partait du sommet du thier des Critchions et empruntait le sentier qui permettait d’accéder aux terrains situés derrières les maisons cubiques que la Petite Propriété Terrienne avait construites, peu avant la guerre, en haut du thier des Critchions et de l’Avenue Albert 1er. La pente n’était pas très forte, mais lorsque la neige était de bonne qualité, les traîneaux réussissaient à prendre, et à conserver, une vitesse appréciable. Le sentier tournait à droite et suivait l’arrière des maisons du thier : celle des Georges « d’en haut », puis celle des Baudart, des Sabel, des Claes, des D’Harcour, des Beckers, des Dejasse, des Deglin et des Georges « d’en bas ».


Juste derrière chez la petite Ghislaine Georges, le tracé obliquait dans un terrain apparemment vague, conduisait à l’orée du bois qui descend vers la route d’Embourg dans lequel les plus audacieux osaient plonger au mépris des collisions, toujours possibles, avec un arbre.


L’après-midi touchait à sa fin et on sentait venir l’entre chien et loup. Des convois descendaient tandis que des enfants remontaient en tirant leur traîneau le plus vite possible pour redescendre de plus belle. J’étais parmi ceux-là. Mon frère me suivait de son mieux, lui qui, bien plus tard, à l’âge d’homme, allait conquérir le Mont-Blanc. Nos joues étaient rouges, nos haleines formaient de petits nuages et l’excitation était à son comble. Soudain, un bruit d’avion nous fait lever les yeux en direction de nos maisons. Un engin, que nous identifions d’emblée, est manifestement en train de piquer. Le robot – type V1 – est déjà très bas et il nous semble qu’il va s’écraser sur nos maisons.




Le monstrueux engin se rapproche inexorablement, on distingue les flammes orangées du réacteur et ses courtes ailes d’un brun sale donnent une impression d’épuisement et de méchanceté. Un des grands a lancé un cri : Vite ! Il vient sur nous ! Tous dans le bois !


Instantanément, j’attrape mon petit frère, je le plaque sur la luge, je me couche sur lui et je nous lance vers le bois. Trop tard ! Une explosion assourdissante vient de retentir tandis que le traîneau glisse de plus en plus vite. Mon cœur bat à tout rompre et je sens à peine les fragments de terre gelée que l’explosion a projetés en l’air et qui nous tombent dessus comme une grêle sale et meurtrière.


Tandis que le traîneau, qui partage sans doute lui aussi notre peur, glisse de plus en plus vite, je me mets à penser à la chance des habitants du bas de Chênée, du moins ceux qui habitent rue des Grands-Prés, rue de la Station et même le boulevard de l’Ourthe. En effet, on a creusé dans le rocher de l’éperon qui surplombe le thier des Critchions et la rue des Grands-Prés, un vaste abri en forme de tunnel. Une extrémité se trouve au bas du thier des Critchions et l’autre au milieu de la rue des Grands-Prés. Je sais que la population s’y rend (même pour dormir et cela me fascine) chaque fois que des bombardiers sont annoncés. Mais en ce moment, je suis pris, avec mon petit frère, dans ce mouvement éperdu qui lance des dizaines de gosses vers ce qu’ils croient être un havre de sécurité. Quelle belle naïveté !


Finalement, les échos de l’explosion, comme un grondement qui s’épuise, ont fait place à un calme qui n’en est pas moins redoutable. Nous osons à peine sortir du bois et, en moi-même, je me dis que nous allons retrouver nos maisons écroulées comme châteaux de cartes et réduites à l’état de décombres fumants. J’ai peur car ma mère et ma sœur étaient dans la cave-cuisine.


Mais la curiosité l’emporte et toute la bande remonte les quelques dizaines de mètres de bois en pente pour découvrir que nos chères petites maisons sont toujours debout et apparemment intactes.


C’en est fini des jeux de traîneau : il faut aller raconter à nos mères que nous avons vu la mort de près. Le robot nous a touchés en s’écrasant et nos dos sentent encore le choc des boules de terre gelée. Chacun s’empresse de rentrer.


Chez nous, outre ma mère et ma sœur Mireille, il y avait Marie-Rose Beckers qui devait avoir un an de plus que moi, donc sept ans et demi. Nous poussons la porte de la cave-cuisine et le spectacle qui s’offre à nous est indescriptible : Marie-Rose et Mireille sanglotent, le visage enfoui dans la jupe de notre mère. Leurs deux petites culottes qui pendent au-dessus du poêle en disent long sur l’émotion que leurs vessies ont exprimée sans retenue.

Nous apparaissons, face à ce double déluge des larmes et du pipi, comme des héros qui après avoir regardé le monstre guerrier en face, ont été frappés par derrière ! Se rendent-elles bien compte, ces trois femmes, qui elles ont en face d’elles ? Les émotions, l’héroïsme, cela creuse et c’est en dévorant des tartines de sirop que nous racontons, par le menu, l’arrivée en rase-mottes du V1, son explosion et notre retraite salvatrice à traîneau. Heureusement, le soir ou le lendemain, nous pourrons encore raconter cela au père…


Les tartines sitôt avalées, il fallait en savoir plus sur ce qui s’était passé. D’emblée, notre mère nous interdit formellement de nous rendre dans les prairies du fermier Joseph Labeye où l’engin s’était écrasé et avait explosé, mais ce que nous découvrîmes, en sortant de la cave, nous excita suffisamment pour que notre ambition d’enquête se limitât à notre groupe de maisons.


Plus aucune fenêtre n’avait une vitre : des milliers d’éclats de verre jonchaient le jardin et les terrasses. Là où la neige n’avait pas été piétinée, ils étaient fichés verticalement, presque invisibles, et représentaient un danger considérable que notre mère écarta d’un retentissant : N’allez pas encore vous couper, en plus !


Ce « en plus » contenait toutes les épreuves que la guerre nous infligeait et auxquelles, jour après jour, il nous fallait faire face ce qui, notamment, pour les enfants que nous étions, signifiait ne plus aller à l’école, voir plein de choses étonnantes et terribles et ignorer totalement ce qu’étaient une orange ou le goût du chocolat.


Comme le soir tombait et que tout ce qui était intéressant nous était interdit, nous décidâmes d’aller explorer les étages supérieurs, désertés depuis les bombardements. Au rez-de-chaussée, la caisse du volet de la salle à manger était tombée sur la table, juste à côté des rangées de verres que notre mère y avait alignées, allez savoir pourquoi. Miracle : aucun verre n’avait été touché.


Au premier étage, c’était plus grave. Outre les vitres qui avaient disparu, un mur entre deux chambres était lézardé et menaçait de s’effondrer.


Cette journée, qui hanta longtemps nos rêves d’enfants de la guerre, nous permit néanmoins d’apprécier la chance que nous avions de ne connaître que des épreuves aussi bénignes. Les adultes parlaient entre eux de la bataille des Ardennes – à quelques dizaines de kilomètres de chez nous – comme d’un carnage horrible où militaires et civils payaient un très lourd tribut à la folie guerrière.


On entendait parler d’un général allemand qui devait s’appeler Fonne Round Stchette et (1) qui tenait la dragée haute aux Américains (les bons !). A la limite d’Embourg et de Chênée, hormis la chute du robot, la seule manifestation des armes à laquelle il nous fut donné d’assister (si on peut dire) fut le pilonnage du pont ferroviaire du Val-Benoît par l’aviation alliée. Vus de chez nous, les bombardiers semblaient voler au-dessus du Sart Tilman et leurs bombes, qui tombaient derrière la colline, explosaient sans que nous puissions voir si elles avaient atteint leur objectif. Le mystère de la guerre était décidément complet. Un autre événement se produisit dont nous ne fûmes pas témoins : l’avion d’un pilote anglais, Tony Ross, fut abattu au-dessus d’Embourg. Conduits par notre père nous allâmes voir cette chose extraordinaire un dimanche matin : cet avion de chasse anglais presque intact nous fascinait. Son pilote avait sauté en parachute et des jeunes hommes prélevaient déjà des morceaux de plexiglas du « canopy » pour en faire des croix et autres bijoux destinés à leurs fiancées...


Durant les jours qui suivirent l’explosion du robot, les hommes du quartier clouèrent des tôles d’acier en lieu et place des vitres. Les pluies transformèrent nos fenêtres en taches géométriques de rouille et nous offrirent, chaque fois, un véritable concert de percussions.


Le pire restait à venir : l’Allemagne allait tenter de nous voler notre père.

J’allais enfin apprendre à haïr la guerre…

Jean-Clair D’Harcour


[1] J’appris, quelques années plus tard, qu’il s’agissait de Gerd von Rundstedt rendu célèbre par l’offensive des Ardennes


Note : Les photos illustrant cet article proviennent du web.

La rue des Grands-Prés


Ces événements, qui eurent lieu il y a plus d'un demi-siècle, n'ont évidemment laissé aucune trace dans les journaux ni dans les actualités cinématographiques de l'époque. Quant à la télévision, elle n'allait faire son apparition, en noir et blanc, que quelques années plus tard. Les lieux ont peu changé, le bouledogue est mort, comme sont sans doute morts la plupart des personnages adultes de ce récit. Seule, la mémoire de ceux qui furent ces trois enfants, servait jusqu'à ce jour de refuge au souvenir de péripéties au demeurant parfaitement dérisoires en regard du conflit qui broyait l'Europe. Ces quelques pages constituent donc la première trace écrite d'une très mince tranche de chronique familiale que je dédie affectueusement à mon frère et à ma sœur.

A la rentrée scolaire de 1944, mon frère, ma sœur et moi fréquentions tous trois l'école de la rue des Grands-Prés, à Chênée. C'était une école communale traditionnelle, composée d'un grand bâtiment double pour l'école primaire - les filles à gauche, les garçons à droite - et d'un autre abritant les classes maternelles. Ma sœur était à ses débuts en maternelle, mon frère la précédait d'un an et moi, je venais de franchir la porte de l'école primaire.

Chaque matin nous faisions, seuls et à pied, la distance de presque deux kilomètres qui nous séparait de l'école. La descente du thier des Critchions, tout en haut duquel nous habitions, était facile. Cette ancienne chaussée romaine, qui reliait jadis Liège à Trèves, était encore recouverte d'énormes pavés arrondis sur lesquels nos petits pieds trouvaient parfois mal leur assise. Les joints, vidés par le temps, constituaient les jours de pluie de petites rivières sinueuses sur lesquelles nous faisions voguer des bouts de bois qui devaient aller le plus loin possible sans s'arrêter. Creusé dans le schiste, le thier des Critchions était un défilé profond auquel la luxuriance des ronciers, qui avaient fini par envahir ses parois, conférait une ambiance de pays mystérieux où il n'était pas impossible de faire la rencontre d'animaux terribles et dangereux. En réalité, les seuls fauves que nous y découvrîmes, à la faveur de l'été, furent des lézards et des orvets que nous aurions tant voulu pouvoir capturer, mais…



Dès que nous arrivions au bas du thier, l'ambiance changeait du tout au tout. Après un bout de rue, dont les trottoirs étaient encombrés de ces bornes, en forme de pion de jeu d'échecs, auxquelles on devait accrocher les chaînes supposées arrêter les chars allemands et qui avaient, tout juste, la bonne hauteur pour me permettre un dernier saute-mouton, nous arrivions dans la rue des Grands-Prés.

C'était, à nos yeux de jeunes enfants ruraux, une rue large et terriblement dangereuse en raison des quelques voitures et des camions qui y circulaient. C'était dans cette rue que mon frère m'obligeait, presque chaque jour, à une démarche que ma timidité maladive rendait proche de l'exploit. La nature, qui l'avait fait naître, en 1940, sous l'aspect d'un bébé joufflu et robuste, l'avait doté d'une grande faiblesse du côté des sphincters. Non seulement il faisait pipi au lit - cela n'a rien d'extraordinaire à quatre ans - mais il avait aussi l'impossibilité de se retenir au-delà de quelques très petites minutes lorsque son gros intestin avait décidé de se vider de son contenu. Or, le temps qui séparait notre petit-déjeuner de cette première envie d'aller aux toilettes correspondait presque toujours à celui qu'il nous fallait pour nous trouver au milieu de la rue des Grands-Prés. Je redoutais comme la peste cette petite phrase "j'ai besoin de faire caca" qu'il allait prononcer sans crier gare. Elle m'obligeait de sonner, sur-le-champ, à la porte de la maison qui se trouvait alors à notre hauteur. Le scénario était toujours le même : j'entendais, à travers l'orifice de la boîte aux lettres, des pas qui se rapprochaient, la porte s'ouvrait et une dame - les hommes étaient déjà au travail - nous regardait, l'air interrogatif. Je débitais alors la phrase que j'avais, au fil des jours, mis un certain temps à peaufiner jusqu'à ce qu'elle me parût capable de convenir à la situation très particulière à laquelle je devais faire face.

Ce n'est pas évident de dire ces choses qui paraissent si simples dans le contexte familial. A la maison, par exemple, lorsque l'on quittait un jeu collectif, on disait sans complexes “je vais faire pipi” ou, quand les WC étaient occupés depuis trop longtemps par un lecteur assidu, on ne se gênait pas pour l'aiguillonner au moyen d'un "dépêche-toi, j'ai besoin de faire caca". Mais en pleine rue, face à une dame étrangère à laquelle on va demander la permission d'investir ses lieux d'aisance pour un petit frère au bout de ses limites, les choses sont tout à fait différentes : on ne peut tout de même pas prononcer ce mot - ce vilain mot - dont je compris, quelques années plus tard, au cours de grec à l'athénée de Chênée, qu'il n'était finalement qu'un inoffensif et banal neutre pluriel…

J'ai donc essayé, successivement, "mon petit frère voudrait aller au cabinet", puis "mon petit frère doit faire sa grosse", j'ai même été tenté, à la manière du médecin qui nous soignait, de dire "mon petit frère voudrait aller à la selle" mais c'est finalement une formule que je jugeai à la fois convenable, crédible et donc convaincante que j'utilisai : "Madame, mon petit frère ne sait plus se retenir". Il est vrai que je ne maîtrisais pas encore alors la subtile différence que le français de Belgique ne fait pas toujours entre "savoir" et "pouvoir".

Devant la détresse de si jeunes enfants, la dame était toujours compréhensive. Mon frère était aspiré par un long corridor puis la porte se refermait tandis que ma sœur et moi attendions patiemment son retour. Le plus souvent, il revenait l'air ravi, brandissant comme un trophée la friandise que méritait le courage qu'il avait eu en pénétrant seul, dans les profondeurs les plus secrètes d'une maison étrangère. Je remerciais la dame le plus poliment possible, tortillant mon béret alpin, puis nous nous dépêchions de rattraper la procession des autres enfants qui se rendaient eux aussi à l'école. Nous avons, de la sorte, fait connaissance avec de nombreuses dames, de tous âges, habitant du côté pair de la rue des Grands-Prés.

Au bout de quelques semaines, notre frère tomba malade. Une maladie de la peau. Le médecin, qui venait presque chaque jour, amena même un confrère au chevet de son jeune malade. En réalité, ils se perdaient en conjectures sur la nature de cette maladie qui couvrait sa peau de vilaines plaques et d'écailles peu ragoûtantes. Lorsqu'ils se furent enfin formé une opinion, le traitement commença. L'événement fut alors la visite, plusieurs fois par jour, de la fille aînée de nos voisins de gauche. Nouvellement diplômée de l'école d'infirmières, elle nous impressionnait par sa tenue blanche, immaculée, qui lui donnait un air presque plus inaccessible que le docteur et sa sacoche noire.




Marie-Thérèse était chargée d'appliquer le traitement que la Faculté avait prescrit : un liquide rougeâtre et sulfureux, au sens chimique du terme, devait être badigeonné sur la peau de notre frère qui exhalait ensuite des effluves d'œuf cuit dur. En séchant, le badigeon formait une couche d'aspect métallisé que la lumière allumait d'irisations qui donnaient à sa peau les allures de celle d'un jeune Sioux au moment de son initiation. C'était une chose impressionnante que tout ce va-et-vient autour de notre frère, d'autant qu'une sorte de secret, de conspiration du silence, entourait la maladie dont il souffrait.

A présent, ma sœur et moi faisions seuls le trajet de l'école, plus rapide et plus facile, puisque les haltes que nous imposait le sphincter anal de notre frère ne nous retardaient plus.

En réalité, il ne me restait plus qu'une seule difficulté dans ce parcours de jeune chef de peloton que je devais effectuer matin et soir : la double traversée de la rue des Grands-Prés.

Il y avait, vers le milieu du trajet entre le début de la rue et notre école, une propriété bourgeoise - pierres de taille, belles briques, boiseries en chêne, millésime et signature de l'architecte - flanquée d'un jardin séparé du trottoir par une gigantesque barrière à deux battants en fer forgé.

Un dogue à la voix puissante, dont la gueule aux commissures noires perpétuellement écumantes nous terrorisait, régnait en maître sur le jardin. Chaque passage devant la grille déclenchait la fureur du monstre. Il s'élançait alors du fond de son domaine et bondissait, tel un animal mythologique, contre la barrière qui tremblait sur ses gonds dans un terrible cliquetis métallique. Ce passage devant la grille nous procurait une peur délicieuse, sûre que nous étions de sa solidité. Mais lorsque notre sœur fit partie de l'équipée quotidienne, il ne fut plus question de passer à quelques décimètres d'un tel danger. Elle bloquait tout net, près de dix mètres avant l'antre du monstre, et nous forçait à traverser la rue des Grands-Prés. Elle poussait même la prudence jusqu'à se coller contre la façade des maisons d'en face et il nous fallait rester de l'autre côté sur plus de cinquante mètres avant qu'elle consentît enfin à retraverser. Bien sûr, le trafic n'était pas ce qu'il est aujourd'hui mais la configuration des lieux, qui nous permettait d'aller de la maison à l'école sans traverser la moindre route, était un élément qui rassurait grandement nos parents.

Notre sœur avait peur de tout : des chiens, des chats, de notre chèvre, de nos poules et de notre coq autant que des grands garçons et de l'obscurité. En cette fin de guerre, le caoutchouc - et partant, les élastiques - étaient devenus introuvables… ou hors de prix. Notre grand-mère maternelle, qui était couturière, faisait de petits miracles, transformant un vieux manteau de ma mère en un paletot pour moi, retournant, teignant, ajustant et métamorphosant. Bref, véritable magicienne des tissus, elle faisait du neuf avec du vieux. Elle confectionna pour notre sœur, au départ de restes de draps de lit, des petites culottes pour lesquelles elle ne trouva évidemment pas de ruban élastique. Peu importe ! Elle cousit quatre boutons sur ses chemisettes, deux devant et deux derrière, ménagea sur les petites culottes quatre boutonnières aux endroits correspondants … et le tour fut joué. Elle ne se doutait pas, la vieille Julie, que ce système serait jugé beaucoup trop contraignant par l'institutrice. Aussi, chaque fois que mademoiselle Mireille voulait aller pisser, j'étais requis - ou plutôt réquisitionné comme on disait plus volontiers en ce temps-là - et obligé de traverser la cour des filles, me frayant un chemin de Damas entre les rondes chantantes, les comptines, les sauts à la corde et autres activités froufroutantes, pour aller déculotter et reculotter la petite. De plus, comme le minuscule portillon qui fermait le cabinet créait trop d'obscurité à ses yeux, ma sœur exigeait qu'il restât grand ouvert durant toute la durée des opérations. Le spectacle du grand frère, agenouillé face à une fillette qui se troussait sans vergogne et se laissait déculotter sans la moindre pudeur, provoqua - faut-il le dire - des gorges chaudes dans les rangs des garçons, massés le long de la grille de séparation entre les deux cours. Mais tout lasse, tout passe et ce qui était, au début, d'une drôlerie sans nom finit heureusement par ne plus concerner que ma sœur et moi.

Les jours passèrent. La maladie de notre frère était lente à guérir. Les voisins s'inquiétèrent et demandèrent à ma mère "ce que le petit avait donc". La réponse qu'elle fournissait, et que j'étais également censé faire, était : "de l'eczéma". En réalité, le secret de sa maladie qui n'appartenait qu'à notre famille, au médecin et à Marie-Thérèse, me donnait la sensation trouble de détenir un pouvoir. Le soir, je m'endormais en me disant que nous seuls savions ce que tant de personnes auraient voulu savoir : quel privilège !
A l'école, on commençait à s'inquiéter de l'absence prolongée de mon frère. Les questions de son institutrice m'étaient transmises en ma qualité de porte-parole de la famille. Je répondais, avec un air important, que mon frère était bien soigné et qu'il guérissait lentement de son eczéma. Mais un beau matin, alors que la cloche venait de sonner et que les rangs s'étaient formés, à cet instant solennel où la multitude piaillante des filles et celle, plus guerroyante, des garçons se transformait, comme par enchantement, en une armée de mômes rangée en bataille, à ce moment précis où, en rangs et en silence, on s'apprête à gagner les classes, la voix grave de Monsieur le Directeur s'éleva dans le calme : " Jean D’Harcour est-il là ?".

Quand on est timide comme je l'étais, quand on s'entend interpellé par la plus haute autorité de l'école, quand on imagine qu'il va falloir quitter sa place, si rassurante au sein du rang, pour répondre à cette forme de convocation, deux phénomènes se produisent instantanément et simultanément : on devient rouge comme groseille en juin et on sent ses jambes, qui venaient pourtant de courir avec énergie, devenir totalement étrangères au corps qu'elles portent.

Je marchai donc vers le groupe hiératique que formaient le directeur, les institutrices et les instituteurs, rassemblés autour du portillon qui permettait de franchir la grille séparant la cour des filles de celle des garçons. Je n'avais aucune idée de ce que l'on me voulait. Quel délit avais-je inconsciemment commis? De quelle hypothétique, mais grave, impertinence m'étais-je rendu coupable? Un mélange de parfums forts émanait des institutrices dont certaines avaient une sorte de grande aiguille à tricoter piquée à travers le chapeau. Elles me regardaient comme on regarde un animal inconnu dont on ne sait s'il mord ou non. Le directeur se pencha vers moi. Je sentis alors, avec une acuité qui me leva le cœur, les relents de tabac froid qui traînaient encore dans sa moustache. Je la vis de tout près cette moustache : elle me parut horrible. Il prit un air doucereux :

-"Votre frère est encore malade ?".
-"Oui".
-"Qu'est-ce qu'il a, finalement?".
-"De l'eczéma".
Il soupira, regarda mon instituteur, puis les autres maîtres et me renvoya vers mon rang.
"La sœur du petit D’Harcour est-elle venue ?".
Cette fois, ce fut la voix complaisante de l'institutrice de première maternelle qui répondit :
"Elle est ici, Monsieur le Directeur, je vous l'amène".
Ma petite sœur n'était en rien intimidée. Elle se dandinait au bout du bras de son institutrice et semblait parfaitement heureuse que l'on s'intéressât à elle. Quand elle arriva près du groupe des maîtres, son institutrice la prit dans ses bras pour éviter à Monsieur le Directeur de se pencher si bas. On l'entendit chuchoter à l'adresse de sa collègue :
-"Comment s'appelle-t-elle?"
-"Mireille, Monsieur le Directeur".
Il adopta carrément le ton d'un brave grand-père et lui demanda :
-"Dis-moi, Mireille, ton petit frère qui est malade qu'est-ce qu'il a?".
A peine la question avait-elle été posée que la jeune voix, sonore et nette, répondit :
"Il a la gale !".



Le mot infamant explosa à mes oreilles et il me sembla qu'il se répercutait à travers les deux cours de récréation, qu'il rebondissait sur le tronc des marronniers, prenait de l'amplitude et quittait l'école pour, finalement, emplir la rue des Grands-Prés de son immonde écho. De rouge, je devins écarlate. J'étais atterré, sidéré, humilié, honteux et profondément malheureux. Non seulement ma sœur avait trahi le secret, mais elle m'avait rendu ridicule en démontrant, devant toute l'école réunie, que j'avais menti, même si c'était pour ce que je croyais confusément être l'honneur de notre famille.
La journée, qui avait si mal commencé, finit par se dérouler comme toutes les autres : les leçons de lecture et d'écriture de Monsieur Pirotte eurent vite raison de ma honte du matin. J'éprouvais un immense respect pour ce maître qui savait tout. Il écrivait au tableau avec une telle perfection que sa calligraphie n'était pas en reste par rapport aux textes imprimés dans mon livre de lecture ; il était capable de tracer, à main levée, des lignes parfaitement droites et puis, il dessinait absolument tout ce qu'il voulait : cela me laissait béat d'admiration. Il était patient, ne s'énervait jamais et, avec lui, nous avions l'impression que tout était possible et même facile…

Lorsque, à quinze heures trente, la cloche sonna la fin de la journée, je récupérai ma sœur à la sortie de l'école maternelle. Elle ne se souvenait même plus qu'elle avait été, pendant un instant, le point de mire de toute l'école et je compris qu'il était inutile de lui reparler de son intervention.
De même, aucun de mes camarades de classe ne fit allusion à ce qui s'était passé. Il n'y eut ni moquerie, ni quolibet. La gale et sa réputation de maladie honteuse, que j'avais intuitivement perçue, ne furent bientôt plus qu'un souvenir à peine désagréable. Mon frère finit par guérir et nous refîmes de nouveau, à trois, le chemin de l'école, arrêt cabinet et traversée-pour-cause-de-molosse inclus.



Faut-il trouver dans l'exaspération que me causait cette traversée idiote ou dans une rancune, mal digérée et logée quelque part dans mon inconscient, le point de départ de l'idée qui germa, un soir, dans ma tête alors que nous faisions notre toilette avant d'aller nous coucher ? C'est possible.

Je dormais dans la même chambre que mon frère - la chambre des garçons - et ma sœur, bien que seule de son espèce, occupait la chambre des filles. Je rejoignis mon frère dans son lit et lui murmurai à voix basse, pour qu'il comprenne bien qu'il allait être question d'un secret :

- "Demain, nous allons faire quelque chose…".
- "Quoi me répondit-il sur le même ton.
- "Nous ne traverserons pas la rue des Grands-Prés à cause du chien"
- "Mais elle voudra pas…"

Je lui expliquai longuement la manœuvre que j'avais imaginée pour démontrer à notre sœur, le persuadai-je, que le chien, derrière ses grilles, n'était pas dangereux. Il fallait qu'elle devienne comme nous, qu'elle grandisse… mais il ne fallait rien dire à Maman : c'était une surprise !

Le lendemain, nous partîmes de bonne heure. Il faisait un temps radieux et les mûres commençaient à noircir le long d'une des falaises du thier. Hélas, nous n'étions pas autorisés à les cueillir en allant à l'école car le risque de salir nos vêtements était trop grand. Tant pis, ce serait pour l'après-midi ou pour le soir, après les devoirs et les leçons. J'imaginais déjà la récolte mirifique que j'allais rapporter fièrement à la maison, oubliant que, dès les premières attaques des ronces, je battrais en retraite avec seulement quelques dizaines de mûres dans le fond de mon petit panier.

Les deux bornes antichar. Le saute-mouton. Le cartable qui danse dans mon dos. La rue des Grands-Prés. Les choses sérieuses se précisent et je fais à mon frère le petit geste, convenu la veille, pour lui rappeler d'être attentif à mon signal. Les numéros pairs défilent : le magasin de la Coopérative avec son grand seuil à trois marches qu'une jeune fille lave à grande eau, quelques petites maisons, toutes les mêmes, puis des maisons plus cossues et, dans quelques mètres, la grille où notre sœur va bloquer net et nous faire traverser.

Nous nous sommes arrangés pour encadrer la petite. Soudain, je crie : "allons!". Nous la prenons d'un seul coup sous les aisselles et la levons de terre. Elle se met à hurler. Nous continuons, comme le plan le prévoit. Nous sommes à hauteur de la grille. Le molosse bondit, se déchaîne, gronde, râle, éructe tandis que notre sœur pousse un cri de plus en plus aigu. Des mères qui reviennent déjà de l'école - haut le pied comme disait le père, machiniste, de la petite Suzanne - nous toisent avec un mépris glacial. L'une nous traite de "sales gamins", une autre de "scélérats", une troisième, les poings sur les hanches, profère un tonitruant "saperlipopette !". Mais la fameuse grille est dépassée, nous sommes restés sur le bon trottoir, notre sœur est vivante, ses hurlements hystériques ont fait place à de gros sanglots… et le frère a miraculeusement pu se retenir.

Peu à peu, la petite cesse de pleurer et nous menace alors de deux représailles terribles : nous dénoncer à notre mère et nous donner un coup de pied dans l'œil. Depuis qu'elle sait parler et qu'elle a compris qu'il faut parfois tenter de se faire respecter, ou de se venger, le coup de pied dans l'œil lui est apparu comme le pire des sévices à infliger à deux frères indignes. Elle y voit sans doute la conjugaison de deux extrêmes : l'action la plus brutale appliquée à l'organe le plus fragile.

Le lendemain, la petite Mireille n'a pas pu nous accompagner à l'école. Le médecin est venu : il a diagnostiqué une jaunisse. Il n'a d'ailleurs pas eu grand mérite à cela car, sans en avoir le parfum, elle arborait la belle couleur de l'agrume de Limone. La narration de l'aventure que nous lui avions fait vivre, renforcée des détails amplifiés par les ragots qui volèrent de bouche de mère à oreille de mère, conforta le toubib dans la justesse de son diagnostic. Après sa guérison, notre petite sœur fut inscrite à l'école communale d'Embourg, loin de ses horribles frères, de cet horrible bouledogue et aussi, hélas, de tout ce qui faisait le charme de la rue des Grands-Prés. Sic transit gloria mundi…

Jean-Clair D’Harcour mai 1998


Notes
1. La « maison au chien » est (ou a été) occupée par la gendarmerie.
2. Les enseignants de cette époque étaient :
Institutrice maternelle : Madame Gaumin.
Instituteurs des garçons : 1e année Monsieur Pirotte.
2e année Monsieur Thomsin.
3e et 4e années Monsieur Tilquin (ou Tilkin ?).
5e et 6e années Monsieur Neuray (frère du directeur de la Vieille Montagne).

NOTE IMPORTANTE : Les photos présentent dans cet article ne sont que des photos d'illustration, les personnages présents sur ces documents n'ont rien à voir avec l'auteur du texte. La photo de l'auteur est extraite de son site : www.dharcour.be