Sunday, June 14, 2009

Le robot

L’hiver 1944-45 fut particulièrement froid. La neige, tombée en abondance, avait fait sortir les traîneaux des caves. Ils n’étaient pas beaux à voir : empoussiérés de sciure ou de charbon, leurs patins complètement rouillés, ils constituaient pratiquement le seul équipement de sport de neige des enfants de condition modeste de notre époque. Point de skis alpins, ni de skis de fond, seuls les petits traîneaux faits de quelques planches assemblées par un père ou par un grand-père bricoleur et quelques rares luges Donnay constituaient le parc des engins de glisse de la bande d’enfants et d’adolescents qui vivaient alors leur quatrième année de guerre.


Le thier des Critchions était la piste de vitesse par excellence. On la descendait, soit seul, soit en formant des trains de traîneaux qui atteignaient, au bas des 600 mètres de pente, une vitesse vertigineuse et qui nous faisait aller jusqu’au carrefour de la rue des Grand-Prés.


La rareté du trafic automobile permettait alors ce qui serait considéré, aujourd’hui, comme une vraie folie. Rares étaient les filles qui participaient à ces activités que nous poursuivions, le soir venu, en utilisant des lampes torches conférant un côté tout à fait surréaliste aux convois qui plongeaient vers Chênée.


Mais, pour dangereuse qu’elle était (c’était l’avis de nos mères, pas le nôtre) la descente du thier devint vite monotone. Aucun savoir-faire n’était requis et les traîneaux, une fois lancés, semblaient guidés par des rails invisibles. Seul, un petit freinage de temps en temps, à l’aide des talons, permettait de garder la maîtrise de l’engin.


Un autre circuit fut donc recherché par les plus grands, dont les frères André et Georges Thonnart. Il partait du sommet du thier des Critchions et empruntait le sentier qui permettait d’accéder aux terrains situés derrières les maisons cubiques que la Petite Propriété Terrienne avait construites, peu avant la guerre, en haut du thier des Critchions et de l’Avenue Albert 1er. La pente n’était pas très forte, mais lorsque la neige était de bonne qualité, les traîneaux réussissaient à prendre, et à conserver, une vitesse appréciable. Le sentier tournait à droite et suivait l’arrière des maisons du thier : celle des Georges « d’en haut », puis celle des Baudart, des Sabel, des Claes, des D’Harcour, des Beckers, des Dejasse, des Deglin et des Georges « d’en bas ».


Juste derrière chez la petite Ghislaine Georges, le tracé obliquait dans un terrain apparemment vague, conduisait à l’orée du bois qui descend vers la route d’Embourg dans lequel les plus audacieux osaient plonger au mépris des collisions, toujours possibles, avec un arbre.


L’après-midi touchait à sa fin et on sentait venir l’entre chien et loup. Des convois descendaient tandis que des enfants remontaient en tirant leur traîneau le plus vite possible pour redescendre de plus belle. J’étais parmi ceux-là. Mon frère me suivait de son mieux, lui qui, bien plus tard, à l’âge d’homme, allait conquérir le Mont-Blanc. Nos joues étaient rouges, nos haleines formaient de petits nuages et l’excitation était à son comble. Soudain, un bruit d’avion nous fait lever les yeux en direction de nos maisons. Un engin, que nous identifions d’emblée, est manifestement en train de piquer. Le robot – type V1 – est déjà très bas et il nous semble qu’il va s’écraser sur nos maisons.




Le monstrueux engin se rapproche inexorablement, on distingue les flammes orangées du réacteur et ses courtes ailes d’un brun sale donnent une impression d’épuisement et de méchanceté. Un des grands a lancé un cri : Vite ! Il vient sur nous ! Tous dans le bois !


Instantanément, j’attrape mon petit frère, je le plaque sur la luge, je me couche sur lui et je nous lance vers le bois. Trop tard ! Une explosion assourdissante vient de retentir tandis que le traîneau glisse de plus en plus vite. Mon cœur bat à tout rompre et je sens à peine les fragments de terre gelée que l’explosion a projetés en l’air et qui nous tombent dessus comme une grêle sale et meurtrière.


Tandis que le traîneau, qui partage sans doute lui aussi notre peur, glisse de plus en plus vite, je me mets à penser à la chance des habitants du bas de Chênée, du moins ceux qui habitent rue des Grands-Prés, rue de la Station et même le boulevard de l’Ourthe. En effet, on a creusé dans le rocher de l’éperon qui surplombe le thier des Critchions et la rue des Grands-Prés, un vaste abri en forme de tunnel. Une extrémité se trouve au bas du thier des Critchions et l’autre au milieu de la rue des Grands-Prés. Je sais que la population s’y rend (même pour dormir et cela me fascine) chaque fois que des bombardiers sont annoncés. Mais en ce moment, je suis pris, avec mon petit frère, dans ce mouvement éperdu qui lance des dizaines de gosses vers ce qu’ils croient être un havre de sécurité. Quelle belle naïveté !


Finalement, les échos de l’explosion, comme un grondement qui s’épuise, ont fait place à un calme qui n’en est pas moins redoutable. Nous osons à peine sortir du bois et, en moi-même, je me dis que nous allons retrouver nos maisons écroulées comme châteaux de cartes et réduites à l’état de décombres fumants. J’ai peur car ma mère et ma sœur étaient dans la cave-cuisine.


Mais la curiosité l’emporte et toute la bande remonte les quelques dizaines de mètres de bois en pente pour découvrir que nos chères petites maisons sont toujours debout et apparemment intactes.


C’en est fini des jeux de traîneau : il faut aller raconter à nos mères que nous avons vu la mort de près. Le robot nous a touchés en s’écrasant et nos dos sentent encore le choc des boules de terre gelée. Chacun s’empresse de rentrer.


Chez nous, outre ma mère et ma sœur Mireille, il y avait Marie-Rose Beckers qui devait avoir un an de plus que moi, donc sept ans et demi. Nous poussons la porte de la cave-cuisine et le spectacle qui s’offre à nous est indescriptible : Marie-Rose et Mireille sanglotent, le visage enfoui dans la jupe de notre mère. Leurs deux petites culottes qui pendent au-dessus du poêle en disent long sur l’émotion que leurs vessies ont exprimée sans retenue.

Nous apparaissons, face à ce double déluge des larmes et du pipi, comme des héros qui après avoir regardé le monstre guerrier en face, ont été frappés par derrière ! Se rendent-elles bien compte, ces trois femmes, qui elles ont en face d’elles ? Les émotions, l’héroïsme, cela creuse et c’est en dévorant des tartines de sirop que nous racontons, par le menu, l’arrivée en rase-mottes du V1, son explosion et notre retraite salvatrice à traîneau. Heureusement, le soir ou le lendemain, nous pourrons encore raconter cela au père…


Les tartines sitôt avalées, il fallait en savoir plus sur ce qui s’était passé. D’emblée, notre mère nous interdit formellement de nous rendre dans les prairies du fermier Joseph Labeye où l’engin s’était écrasé et avait explosé, mais ce que nous découvrîmes, en sortant de la cave, nous excita suffisamment pour que notre ambition d’enquête se limitât à notre groupe de maisons.


Plus aucune fenêtre n’avait une vitre : des milliers d’éclats de verre jonchaient le jardin et les terrasses. Là où la neige n’avait pas été piétinée, ils étaient fichés verticalement, presque invisibles, et représentaient un danger considérable que notre mère écarta d’un retentissant : N’allez pas encore vous couper, en plus !


Ce « en plus » contenait toutes les épreuves que la guerre nous infligeait et auxquelles, jour après jour, il nous fallait faire face ce qui, notamment, pour les enfants que nous étions, signifiait ne plus aller à l’école, voir plein de choses étonnantes et terribles et ignorer totalement ce qu’étaient une orange ou le goût du chocolat.


Comme le soir tombait et que tout ce qui était intéressant nous était interdit, nous décidâmes d’aller explorer les étages supérieurs, désertés depuis les bombardements. Au rez-de-chaussée, la caisse du volet de la salle à manger était tombée sur la table, juste à côté des rangées de verres que notre mère y avait alignées, allez savoir pourquoi. Miracle : aucun verre n’avait été touché.


Au premier étage, c’était plus grave. Outre les vitres qui avaient disparu, un mur entre deux chambres était lézardé et menaçait de s’effondrer.


Cette journée, qui hanta longtemps nos rêves d’enfants de la guerre, nous permit néanmoins d’apprécier la chance que nous avions de ne connaître que des épreuves aussi bénignes. Les adultes parlaient entre eux de la bataille des Ardennes – à quelques dizaines de kilomètres de chez nous – comme d’un carnage horrible où militaires et civils payaient un très lourd tribut à la folie guerrière.


On entendait parler d’un général allemand qui devait s’appeler Fonne Round Stchette et (1) qui tenait la dragée haute aux Américains (les bons !). A la limite d’Embourg et de Chênée, hormis la chute du robot, la seule manifestation des armes à laquelle il nous fut donné d’assister (si on peut dire) fut le pilonnage du pont ferroviaire du Val-Benoît par l’aviation alliée. Vus de chez nous, les bombardiers semblaient voler au-dessus du Sart Tilman et leurs bombes, qui tombaient derrière la colline, explosaient sans que nous puissions voir si elles avaient atteint leur objectif. Le mystère de la guerre était décidément complet. Un autre événement se produisit dont nous ne fûmes pas témoins : l’avion d’un pilote anglais, Tony Ross, fut abattu au-dessus d’Embourg. Conduits par notre père nous allâmes voir cette chose extraordinaire un dimanche matin : cet avion de chasse anglais presque intact nous fascinait. Son pilote avait sauté en parachute et des jeunes hommes prélevaient déjà des morceaux de plexiglas du « canopy » pour en faire des croix et autres bijoux destinés à leurs fiancées...


Durant les jours qui suivirent l’explosion du robot, les hommes du quartier clouèrent des tôles d’acier en lieu et place des vitres. Les pluies transformèrent nos fenêtres en taches géométriques de rouille et nous offrirent, chaque fois, un véritable concert de percussions.


Le pire restait à venir : l’Allemagne allait tenter de nous voler notre père.

J’allais enfin apprendre à haïr la guerre…

Jean-Clair D’Harcour


[1] J’appris, quelques années plus tard, qu’il s’agissait de Gerd von Rundstedt rendu célèbre par l’offensive des Ardennes


Note : Les photos illustrant cet article proviennent du web.